Entretien : Marc Namblard
Entretien avec l'une des figures de l'audionaturalisme en France avec qui on évoque l'apprentissage de l'écoute, l'homogénéisation du paysage sonore ou le rôle du son comme outil de sensibilisation.
Marc Namblard fait partie des figures du milieu de l’audionaturalisme en France. Comme les autres personnalités actives dans ce champ, il cumule plusieurs casquettes. Parmi elles, plusieurs fils rouges se dessinent ; une approche artistique et poétique, un ancrage local et une certaine forme d’engagement.
Pour mieux comprendre sa démarche et appréhender sa pratique, nous avons échangé avec lui. L’occasion de revenir sur des éléments de définition, mais aussi sur l'apprentissage de l'écoute, l'homogénéisation du paysage sonore ou le rôle du son dans la sensibilisation au monde qui nous entoure.
Cet entretien a été édité pour en réduire la longueur et en améliorer la lecture. Il a été publié dans le cadre de la troisième édition de la newsletter Le chant des pinèdes (le lien pour s’y inscrire est ici).
Laurent Bigarella (Slikke) : Bonjour Marc, merci de nous accorder du temps pour cet entretien dans le cadre de la newsletter Le chant des pinèdes. On va parler ensemble d’audionaturalisme et de l’écoute du monde qui nous entoure. Sur ton site, tu te présentes comme « guide naturaliste », « artiste sonore » et « audio-naturaliste ». Peux-tu nous expliquer ta pratique et la signification de ces termes ?
Marc Namblard : Mon titre officiel est guide naturaliste, car l’administration ne reconnaît pas encore l’audio-naturalisme. J’ai débuté comme animateur nature pour des associations d’éducation à l’environnement. Puis, en 2009, je suis devenu indépendant tout en continuant à encadrer des sorties, notamment scolaires. Progressivement, mon activité sonore a pris de l’ampleur et occupe aujourd’hui la majeure partie de mon temps.
Le terme audio-naturaliste, inventé par Fernand Deroussen au début des années 2000, souligne l’importance de l’écoute avant l’enregistrement. Il s’agit d’observer le paysage sonore, souvent loin des zones anthropisées, puis de capter ces sons. Cette pratique s’inscrit dans le champ du field recording, qui consiste à enregistrer des sons en extérieur.
Quant à l’expression artiste sonore, elle est plus large. Dans certains projets, je m’éloigne de l’approche naturaliste pour collaborer avec des compositeurs ou musiciens en musique électro-acoustique ou improvisée. Ces trois titres reflètent donc les différentes facettes de mon travail.
Quels types de projets occupent ton temps en ce moment ?
Mes activités varient selon les saisons, mais en ce moment, elles tournent surtout autour de l’audiovisuel. Je travaille principalement pour le cinéma, un peu moins pour la télévision. Par exemple, dès demain (l’entretien a été réalisé en janvier 2025, ndlr), je commence le montage sonore du prochain long-métrage de Vincent Munier, consacré aux forêts et à la transmission familiale. J’ai aussi d’autres montages en prévision, pour des courts et longs métrages à venir.
En parallèle, je continue à travailler dans l’édition avec des projets de disques et de créations sonores, notamment pour des expositions et des espaces muséographiques. Mais en ce moment, c’est vraiment le travail pour le cinéma qui me mobilise le plus.
Dans la série Le chant de l'extinction sur Arte Radio, tu dis quelque chose qui m’a marqué : « L’écoute, c’est quelque chose qui se construit dans le temps. » Peux-tu revenir sur cette idée ?
Oui, l’écoute est en constante évolution. Avec le temps, je me suis rendu compte que mon attention se portait sur des éléments différents du paysage sonore, que je n’entendais pas les choses de la même manière. Il n’y a pas de méthode précise pour cela, c’est un processus naturel façonné par l’expérience, les rencontres, et peut-être même par certains chocs de vie.
L’écoute se construit avec le temps, elle s’affine et se redéfinit sans cesse.
J’ai aussi des obsessions, à la fois thématiques et géographiques. Je retourne souvent dans les mêmes espaces pour écouter et enregistrer, et à chaque passage, mon écoute se transforme. Je perçois des sons auxquels je ne prêtais pas attention auparavant. En réécoutant mes archives sonores, j’ai constaté que certains événements étaient déjà là, mais que je ne les avais pas remarqués. L’écoute se construit avec le temps, elle s’affine et se redéfinit sans cesse.
Dans un article pour Le Zéphyr, tu évoques l’appauvrissement des ambiances sonores en Europe. Comment expliquer ce constat et en quoi les pratiques sonores participent à la documentation de ce phénomène ?
C’est une question complexe et sensible, qui revient souvent après mes conférences. On me demande si je perçois une érosion de la richesse sonore des milieux naturels. La réponse est nuancée. J’ai tendance à travailler dans des espaces protégés, où la biodiversité se maintient plutôt bien, voire progresse grâce aux mesures de conservation.
Ce qui me terrifie, c’est cette homogénéisation du paysage sonore.
Mais en dehors de ces zones, notamment dans les paysages agricoles intensifs ou urbanisés, le constat est alarmant. Certaines espèces autrefois courantes ont disparu, remplacées par d’autres. Ce n’est pas forcément un vide sonore, mais une uniformisation des ambiances. À première écoute, on pourrait croire que tout va bien, que les oiseaux sont toujours présents. Pourtant, en y prêtant attention, on remarque qu’on entend surtout les mêmes espèces partout : la fauvette à tête noire, la mésange bleue… Tandis que d’autres, comme le tarier des prés, l’alouette ou les pie-grièches, disparaissent.
Ce qui me terrifie, c’est cette homogénéisation du paysage sonore. Traverser une prairie, un bocage ou une clairière en forêt devrait offrir des ambiances distinctes, or aujourd’hui, les mêmes motifs sonores reviennent partout. L’écoute permet de prendre conscience de cette transformation, et l’enregistrement en garde une trace précieuse, à la fois témoin et outil de sensibilisation.
En quoi le son peut-il jouer un rôle clé dans la sensibilisation au déclin de la biodiversité, notamment en ce qui concerne l'appauvrissement des ambiances sonores ?
Je suis convaincu que le son est un outil puissant de sensibilisation, car il touche directement les gens. Pas besoin d'un bagage scientifique pour réagir aux sons, ils parlent à tout le monde. Lors de mes conférences, par exemple, je vois immédiatement la prise de conscience : les gens réalisent l’ampleur de la question de l'appauvrissement de la biodiversité.

Le son peut aussi être accompagné de supports visuels, comme les sonogrammes, qui représentent graphiquement les enregistrements. Cela permet de visualiser facilement les motifs sonores produits par le vivant. Un exemple marquant est l’exposition de Bernie Krause à la Fondation Cartier, en 2021, où les sonogrammes montraient l’appauvrissement progressif des environnements sonores au fil du temps. C’est une façon directe de rendre tangible l’érosion de la biodiversité.
Cependant, il faut aussi nuancer. Les milieux naturels suivent des cycles. Par exemple, en été, il y a une explosion sonore avec les oiseaux, tandis qu'en hiver, le silence domine et d’autres sons émergent, comme ceux des insectes. Si on écoute un espace à un moment plus calme, on pourrait penser que la biodiversité est en déclin, alors qu'il s'agit simplement d'un cycle naturel.
Il est également important de se rappeler que certains espaces peuvent se régénérer après des perturbations, comme après des interventions forestières. Ces perturbations peuvent engendrer des périodes de silence, mais au bout de quelques années, une nouvelle dynamique sonore peut se développer, parfois même avec un enrichissement de la biodiversité. Il est essentiel de garder à l’esprit que tout n'est pas figé et que des évolutions positives peuvent aussi émerger.
Aller dehors avec des micros pour capter ce qui se passe, pour moi, relève avant tout d’un geste artistique.
Comment te situes-tu entre une démarche artistique, poétique, et une approche plus scientifique qui cherche à documenter et sensibiliser ?
Il y a une grande diversité de parcours parmi les audio-naturalistes. Pour ma part, je viens du monde artistique, ayant étudié aux Beaux-Arts, et ma démarche reste avant tout artistique. Aller dehors avec des micros pour capter ce qui se passe, pour moi, relève avant tout d’un geste artistique. Ce n’est pas, en ce qui me concerne, une démarche scientifique, bien que la collecte et l’accumulation d’enregistrements au fil du temps apportent une dimension documentaire.
Cela dit, je m’intéresse de très près aux recherches des scientifiques. Je suis de près le travail de bioacousticiens et d’écoacousticiens, comme Jérôme Sueur, qui utilisent les mêmes outils mais avec une démarche différente, moins axée sur l’esthétique. Cela n’empêche pas une sensibilité esthétique de leur part, mais à priori elle n’interfère pas vraiment dans leur méthodologie.
Dans mon travail, l’aspect esthétique est central, mais il se manifeste surtout après les captations, lorsque je m’immerge dans l’écoute des sons et dans l’élaboration des projets. Sur le terrain, je suis avant tout concentré sur ce qui se passe autour de moi. C'est une démarche très intuitive et immédiate. Ce n’est qu'après, quand je traite les enregistrements, que la dimension artistique prend toute sa place.
Comment perçois-tu l'articulation entre la dimension individuelle et collective dans les pratiques audio-naturalistes ?
C’est une complémentarité fondamentale dans ma pratique. D’un côté, l’enregistrement sur le terrain est solitaire, par nécessité. Quand je vais dans la forêt, je suis seul, ou parfois très éloigné des autres si je suis avec quelqu’un, car trop de présence dérange les animaux. Parfois, j’ai même l’impression de déranger, et je préfère m’éloigner un moment pour laisser mon matériel capter seul.
Mais d’un autre côté, il est crucial pour moi de partager ces enregistrements. Ce travail ne prend sens que s’il circule, qu’il nourrisse les oreilles et les imaginaires des autres. Bien que beaucoup de mes enregistrements restent archivés, une petite partie est extraite et partagée. Cette démarche collective est d’autant plus importante aujourd’hui, avec des projets dans l’audiovisuel, le cinéma ou en collaboration avec des musiciens.
Ce partage me rend curieux de savoir comment les gens reçoivent ces sons, ce qu’ils suscitent chez eux. J’ai besoin de ce retour collectif, sinon j’ai l’impression de me dessécher dans mon coin. Cette dimension collective m’enrichit et me pousse à aller plus loin dans mes explorations.
L'ancrage local semble être une dimension centrale dans ton approche. Dans ton livre À l'écoute du vivant, tu évoques par exemple les accents régionaux des oiseaux. Pourquoi est-ce important pour toi de t'ancrer sur un territoire dans tes pratiques sonores ?
C’est une question centrale. Pour moi, revenir souvent dans des lieux que j'affectionne, c'est vraiment ressentir la nécessité de m'en imprégner. Il faut que ces lieux fassent partie de moi et que je fasse partie d’eux, sans frontière entre l'espace et moi. Ce lien se construit avec le temps et c'est ce qui me permet de capter, avec beaucoup de sensibilité, les petites transformations qui s'y produisent.
Cela demande de la patience, mais j’en ai besoin. Il y a une continuité qui s’établit. Je me rends compte que j’ai atteint ce lien profond lorsque je commence à rêver de ces espaces. C’est un signe. Cependant, tout le monde ne fonctionne pas de cette manière et c'est très bien ainsi. Certains audio-naturalistes, comme Fernand Deroussen, préfèrent voyager et découvrir de nouveaux lieux, et c’est aussi un enrichissement. Mais pour moi, cette connexion profonde avec un territoire familier est essentielle à ma pratique.
Dans le film L'Esprit des Lieux, auquel tu as participé, est abordée la question de l’écoute, en lien avec la pratique audio-naturaliste. Comment perçois-tu l'articulation entre les formes sonores et visuelles, notamment dans un projet cinématographique ?
L'Esprit des Lieux est un film documentaire réalisé par Stéphane Manchematin et Serge Steyer. C’est un film sur l’écoute en général, pas uniquement sur la pratique audio-naturaliste, qui explore aussi des aspects de ma vie familiale et de la transmission. C’est un film qui invite les spectateurs à une expérience différente, chacun y trouvant des éléments variés selon sa propre sensibilité.
Après ce projet, ma participation à des films et documentaires s'est intensifiée, et la question du rapport son-image s'est naturellement posée. Ce n’est pas nouveau pour moi, car à mes débuts aux Beaux-Arts, je travaillais déjà avec le son, l’image, la photo et la vidéo. L'articulation entre les deux a toujours été une réflexion présente dans mes projets.
Dans un film, le son ne doit pas seulement suivre ce que l’image montre, il doit pouvoir l’ouvrir, l’enrichir, nous amener ailleurs. Le son peut révéler des choses que l’image ne montre pas : des événements, des espaces, des sensations, des émotions. Contrairement à l’image, qui est souvent cadrée, le son est libre, il déborde, il vient de partout. Cela permet d’ouvrir des champs invisibles, d’aller au-delà du visible et de susciter des émotions que l’image seule ne pourrait pas provoquer.
Mon travail est toujours d’être à l’écoute du réalisateur, de comprendre ses intentions, mais aussi de proposer des explorations qui permettent d’élargir l’expérience, tout en sachant qu’il faut tâtonner, expérimenter, et voir ce qui fonctionne.
Tu as mentionné plusieurs figures marquantes que tu as croisées dans ton parcours, comme Fernand Deroussen. Peux-tu nous parler d'autres personnes qui ont eu une influence importante sur ton travail ?
Fernand Deroussen a été une rencontre déterminante pour moi, surtout au début des années 2000. C’était à un festival de musique et de son à Albi. C'est là que j'ai pris conscience qu'on pouvait vivre de l'activité de l'audio-naturaliste, sortir dans la nature avec des micros et partager ces enregistrements. C'était une révélation pour moi.
Une autre rencontre marquante a été celle avec Yannick Dauby, compositeur et musicien d'électroacoustique, ainsi qu'audio-naturaliste. C'est lui qui a publié mes premiers disques, à travers son label Kalerne. Yannick a été une figure importante dans mon parcours, notamment parce qu'il m'a poussé à être plus exigeant avec mon propre travail. Nous restons en contact régulier, et ses retours sont toujours précieux pour moi.
Enfin, je pense aussi à Knud Viktor, un autre artiste que j’ai eu la chance de croiser, mais trop brièvement. C’était grâce à Yannick Dauby, lors d’une exposition à Besançon. Son travail m’avait déjà marqué, mais cette rencontre a amplifié l'impact qu'il a eu sur moi. C'est un personnage fascinant qui a eu une grande influence sur mon approche du son.
Quelles sont les ressources que tu utilises pour t’informer concernant les pratiques sonores et l'audio-naturalisme ? Est-ce que tu fais partie de réseaux ?
Oui, il existe plusieurs réseaux. Je pense en premier lieu à Sonatura, une association en France qui regroupe de nombreux praticiens de l'audio-naturalisme, qu'ils soient amateurs ou professionnels. Elle a été fondée par Fernand Deroussen et plusieurs de ses amis au début des années 2000. Cette association a été très active au départ, mais a connu une période de dormance, avant de reprendre de l'élan avec l’arrivée de jeunes praticiens comme Grégoire Chauvot et Mélia Roger par exemple.
L’association Phonurgia, tournée vers la création sonore radiophonique, m’a également beaucoup apporté ces dernières années, en m’offrant notamment la possibilité d’encadrer des stages de formation professionnelle et de faire de nombreuses nouvelles rencontres. Par ailleurs je me tiens aussi informé des découvertes scientifiques grâce à des personnes comme Jérôme Sueur, avec qui j’ai la chance d’échanger de temps en temps. Il m'arrive souvent de lui demander son avis sur certaines publications pour savoir si on doit leur apporter du crédit. Avec tout ce qui circule de nos jours sur les réseaux sociaux, on ne sait plus trop à quoi se fier…
Le chant des pinèdes interroge la notion d’écologie sonore. Est-ce que ce concept te semble pertinent pour aborder certains des sujets dont tu as parlé au cours de cet entretien ?
L'écologie sonore, comme développée par Murray Schafer, me parle par certains aspects, mais d'autres me posent question, notamment en ce qui concerne la place de l'Homme dans le vivant. Il y a une sorte de contradiction dans le dessein de l’audio-naturalisme, qui cherche à s’extraire du monde des Humains tout en étant une activité humaine par essence.
Cette frontière entre l’humain et le non-humain me questionne profondément. J'ai été marqué par les travaux de Philippe Descola, qui m'amènent à réfléchir sur les conséquences de cette séparation. C'est en grande partie cette opposition nature/culture qui a permis à l’homme d’exploiter le vivant et les ressources naturelles de manière irraisonnée, et je pense comme Descola que c’est là que se situent les origines de la crise écologique mondiale.
Cet article a été publié dans le cadre de la troisième édition de la newsletter Le chant des pinèdes (le lien pour s’y inscrire est ici).